Justice League, un film qui ne dit vraiment rien ? – Heros Politicus #3

Un film peut-il réellement ne rien dire, ne développer aucun sous-texte, ne mobiliser aucun corpus idéologique et n’être qu’une coquille vide où l’on voit uniquement s’agiter des corps devant des fonds verts ? Non bien évidemment, on ne va pas répéter les sempiternelles citations sur le cinéma et la politique. Après tout, en France, un chroniqueur doit le faire toutes les 3 min. (chiffres de l’Insee… à peu près…) Mais il y a les films qui produisent du discours volontairement et ceux qui le font inconsciemment, notamment en s’évertuant à ne pas développer son propos, son postulat de base. Justice League est de cette catégorie. Outre les critiques légitimes que l’on peut formuler à l’égard de sa qualité globale… inexistante, nous avons tendance à affirmer que le film ne dit absolument rien : il serait vide de tout propos politique, de tout sous-texte exploitable.
Ceci serait à mettre sur le dos de la production infernale dont il a souffert. Il faut avouer qu’avec le passage de deux réalisateurs très différents, des reshoots aussi massifs que le lifting de Mickey Rourke et une société de production qui n’a pour seul objectif que de rattraper ses concurrents dans le domaine de l’univers cinématographique, il devient très simple de perdre son propos, de se concentrer uniquement sur la manipulation de l’audience pour livrer l’œuvre la moins casse-gueule possible. Surtout qu’il ne faut pas oublier les innombrables critiques se plaignant du caractère “trop sombre”, “trop compliqué” des itérations précédentes de Superman et Batman au sein de ce jeune univers. Le bashing qu’avait subit Batman v Superman (lorsque l’on voit 10 fois le même meme sur Twitter en 2 min, on peut parler de bashing) a sans doute convaincu la Warner qu’il fallait absolument réduire le plus possible la complexité du propos des films du DCEU, plutôt que de faire un effort sur la narration ou de revoir les plans d’évolution de l’univers partagé dans sa globalité.

Donc tout ceci aurait donné Justice League, un film qui ne dirait rien, vide de sens. Seulement, lorsque l’on se penche sur le fond on découvre un film riche un film au propos politique dangereux, allant encore plus loin dans le conservatisme, marque idéologique des productions DC/Warner. Justice League frôlerait le Trumpisme.
En couchant le point final au dernier Heros Politicus en date, je m’étais dit qu’il fallait que je sorte des sentiers confortables de l’analyse du MCU, que je propose d’explorer les contenus idéologiques des films des autres grandes productions du genre. Après avoir analysé trois films qui ne se cachaient pas de leurs propos politiques, il était temps d’explorer la tendance inverse. Le DCEU et son film crossover sont donc des proies de premier choix.
Pour amorcer cette analyse, je vous propose de revenir sur cette première accusation arguant que le film ne produirait aucun propos politique.

Il faut effectivement chercher très loin pour trouver un quelconque sous-texte un brin intéressant dans ce film. Le principal facteur de cette débandade thématique provient selon moi de l’antagoniste. Mais si vous savez… Steppenwolf… Cette chose immonde faite de CGI mal-foutus… CE TRUC LÀ :

Les actions et la psychologie de Steppenwolf ne permettent pas de lui accoler un véritable corpus idéologique. Or, ce qui fait bien souvent le contenu politique d’un film de super-héros est que le protagoniste s’oppose aux projets du méchant, projet qui a une portée idéologique. Reprenons l’exemple d’un article récent : si Thor: Ragnarok est un film sur l’invisibilisation coloniale, c’est en grande partie parce que l’antagoniste Hela a un projet profondément colonialiste, auquel Thor doit s’opposer et pour cela il doit interroger son héritage colonial. Si le méchant d’un film de super-héros ne porte aucun propos concret que l’on peut rapprocher avec les divers mouvements de la société qui l’a produit, alors le métrage en question aura bien du mal à développer un sous-texte exploitable.
C’est d’ailleurs toute la difficulté des film crossover tels que Avengers ou Justice League : leurs antagonistes sont idéologiquement plutôt plats. Ou plutôt, le développement narratif lié à leurs entreprises néfastes ne peut être poussé en profondeur puisqu’il y a en moyenne une dizaine de personnages à développer. C’est une des raisons pour lesquelles Infinity War est particulièrement frustrant : autant Thanos peut être un personnage intéressant et la contestation de son projet malthusien 1. Doctrine inspirée par Thomas Malthus, prônant le contrôle et la restriction démographique. pourrait donner lieu à une véritable confrontation idéologique mais les besoins de ce type de film se concentre uniquement sur l’affrontement physique décérébré à base de “non t’as tout faux et pour te le prouver je vais te refaire le portrait façon Picasso”. En revanche dans la plupart de ces films crossover nous pouvons retrouver un minimum de fond dans les intentions des antagonistes : Loki a un léger soucis avec le concept de liberté, pour Ultron c’est les humains et quant à Thanos c’est la moitié du vivant. Ça ne vole certes pas glorieusement haut mais il y a au moins un petit quelque chose à se mettre sous la canine. D’autant plus que ces personnages ont un peu d’épaisseur, voire même du charisme. (surtout lorsque l’on parle de Tom Hiddleston qui peut réveiller chez nombre d’entre nous des fantasmes indicibles) Or, pour revenir à Steppenwolf, celui-ci manque de tout : il n’a aucune personnalité puisqu’il n’est jamais caractérisé comme autre chose qu’un exécutant de son grand patron Darkseid, n’a pas grand chose à montrer d’un point de vue combatif si ce n’est qu’il est fort costaud (comme à peu près 80% de ce foutu univers DC) et n’est même pas agréable à l’œil. Face à ce vide thématique résidant en cette menace, la seule chose que peuvent opposer nos héros c’est que, tout de même, détruire la planète c’est fort peu urbain.
En outre, la production ayant cru entendre une injonction générale à faire des films “moins complexes”, son fer de lance a été de livrer quelque chose de plus fun mais sans toutefois comprendre qu’il était possible d’inclure du léger au milieu d’un propos intéressant, en témoigne Guardians of the Galaxy Vol.2. Avec tant d’incompétence et une volonté profonde de prendre ses spectateurs pour des demeurés dont le seul référentiel intellectuel serait “Oui-Oui fait des Sculptures avec ses selles”, difficile de produire un film ayant un minimum de profondeur.
Pour résumer, l’accusation de vide thématique de Justice League ne seraient pas infondées et elle est un moyen simple d’enterrer définitivement le film. Sauf qu’à sa manière, il a produit du discours qui se retrouve non pas dans les idéaux des personnages mais dans sa façon propre d’utiliser ses protagonistes. Pour en avoir un premier aperçu, arrêtons-nous sur le personnage de Wonder Woman.

Après l’immense succès de son film éponyme, on pouvait s’attendre à ce que l’Amazone ait une place plus qu’importante dans le déroulement de Justice League. Sauf que c’était sans compter sur les tendances conservatrices de DC/Warner ainsi que de Zack Snyder. Dès l’ouverture de cet univers cinématographique, les personnages féminins n’étaient pas particulièrement à l’honneur. Mais enfin, Lois Lane dans Man of Steel était une journaliste forte et indépendante, sachant réagir convenablement devant le danger, me direz-vous. C’est tout simplement parce que le reboot des aventures de Superman suit en partie l’idéologie d’Ayn Rand 2. Ayn Rand (1905-1982) : romancière et philosophe objectiviste, anti-communiste convaincue, adepte d'un capitalisme individualiste et méritocratique. Elle a inspiré des personnalités comme Ronald Reagan. selon qui les femmes doivent être fortes afin que seuls les hommes les plus puissants, les plus dominants, donc dignes de respect, puissent les contrôler. C’est également dans cette logique que Clark n’est jamais passif et ne montre que rarement ses émotions : bien que l’on voit plusieurs fois sa plastique huilée, il est constamment en mouvement, donc à l’opposée des représentations classiques de ses homologues féminines. Tout ça pour dire que Snyder n’est pas vraiment ce que l’on peut appeler un réalisateur enclin à casser les codes de la représentation féminine au cinéma. Vint alors Wonder Woman qui, même s’il s’éloigne idéologiquement de sa version originale, avait l’intérêt de présenter un projet solide et intéressant pour les super-héroïnes. Qu’en reste-t-il dans Justice League ? Ni plus ni moins qu’un personnage secondaire. Celle qui, dans les comics représentait un phare pour l’humanité, un symbole d’autonomisation, s’efface complètement derrière le vrai bonhomme qui doit mener l’affaire : Bruce Wayne. C’est ce dernier qui réunit l’équipe et se permet même de donner une leçon d’héroïsme à Diana en lui reprochant le fait qu’elle ait abandonné l’humanité après la mort de son bien-aimé Steve. Bien évidemment on oublie totalement qu’il n’y a pas si longtemps, le petit Bruce exerçait une justice violente, tuait des vilains anonymes et avait tenté de tuer Superman. Mais c’est lui, l’homme, qui doit apprendre à Wonder Woman comment être une super-héroïne et une leader.
Dans la société déprimée de Justice League, Diana aurait pu très bien représenter une alternative d’espoir, après tout elle réapparaît au grand jour et empêche même un attentat terroriste. Mais tout ce qu’elle représente n’est rien face au véritable idéal d’espoir qu’est le gros problème du film : Superman.

Justice League débarque en salle dans un contexte post-élection de Trump. La société américaine est divisée et beaucoup craignent que l’autre écervelé face mumuse avec la valise nucléaire. Le film s'appuierait-il sur ce contexte pour construire son film ? C’est fort probable au regard de la scène d'ouverture où l’on voit que rien ne va plus, que tout le monde a perdu espoir tandis que Sigrid nous casse les tympans. Mais ici les gens ne sont pas désespérés parce que la veille ils ont eu l’excellente idée de nommer un fou furieux comme président. Ils n’ont plus d’espoir parce que Superman est mort et que de toute évidence il n’existe pas de vidéos de corgis dans cet univers, chose qui redonnerait la pêche à n’importe qui, même Gérard Colomb. Puisque visiblement la présence d’une Amazone pouvant rivaliser avec l’Homme d’Acier ne suffit pas à rassurer les gens (qui sont donc déprimés ET sexistes), il faut l’intervention d’une équipe complète : la Ligue de Justice. Ainsi une bonne partie du film va se concentrer sur à quel point il est important de fonctionner en équipe, que le collectif peut vaincre l’ennemi et que toute tendance individualiste doit être réprimandée. Tout ceci est en soit une bonne idée et c’est sur ce postulat que fonctionne la plupart des films crossover de super-héros. Mais Bruce se languit de son Clark musclé et poilu, et donc l’équipe ne sert à rien tant que Superman n’est pas ressuscité. Ce n’est qu’une fois que le beau gosse à la bouche refaite numériquement réapparaît que Steppenwolf est vaincu. Le monde est à nouveau optimiste : emplis d’espoir, les peuples de la terre peuvent toujours se foutre sur la gueule et dominer les plus faibles MAIS avec le sourire !

Superman représente donc quelque chose et c’est en comprenant son rôle que l’on perçoit le fond politique de Justice League. Idéologiquement, la notion d’espoir est aussi vague que la popularité de François Bayrou et ne permet pas réellement une analyse de notre société. Globalement on comprend que quelque chose est absent, en l'occurrence Superman, et que c’est cette absence qui a désuni le peuple américain. Donc avant sa disparition, la société était unie et c’est même lui qui permettait cette union. Il y a déjà une incohérence puisque l’on a bien vu dans Batman v Superman que tout le monde ne portait pas le Kryptonien dans son cœur. Mais surtout, ce que l’on comprend avec ce postulat c’est qu’en gros, “c’était mieux avant”.
Ce paradoxe aurait pu être dépassé s’il y avait eu un parallèle concret avec la société américaine regrettant l’élection de Trump, mais jamais nous ne sommes confronté à une véritable prise de conscience dans le film. Il n’y a que le constat du fait que la situation était mieux avant, sans explorer réellement cette question pour savoir si elle est valide. En réalité la volonté du film à ne jamais approfondir son fond donne lieu à un sous-texte à la fois fade mais surtout dangereusement récupérable pour toute une frange réactionnaire. En interprétant le message sans trop se fouler on pourrait comprendre que l’époque antérieure à la disparition de Superman était glorieuse et que c’est un retrouvant notre esprit héroïque, concrètement en faisant revenir l’Homme d’Acier, que l’on peut retrouver cette gloire perdue. Cela ne vous semble pas familier ? Ne serait-ce pas le genre de discours que pourrait avoir un certain milliardaire au teint orangé ? Plutôt que de prendre à bras le corps les problèmes de société qui créent la désunion et de mettre en avant d’autres super-héros qui pourraient être un phare pour l’humanité en représentant une alternative à Superman, il faut absolument faire revenir ce dernier. On trouve alors un reflet parfait des paroles politiciennes vides de sens appelant à l’unité, sans s’interroger sur les causes profondes de l’absence de liant (au hasard les rapports de domination), et qui agitent une seule solution illusoire pour retrouver une fausse impression d’union. Tout cela implique qu’il y aurait eu un moment dans l’histoire où la société était unie, ce qui est une vision historiquement erronée et dangereuse puisque ça implique d’invisibiliser tous les phénomènes d’oppression.

"Superman est passé de l'Homme de Demain
à l'Homme d'Hier."

Non seulement Justice League flirt avec les discours réactionnaires à cause de son entêtement à ne pas approfondir son propos (ce qui en soit n’aurait pas été une tâche très compliquée) mais surtout, ce fond politique trahit entièrement l’esprit originel de Superman. À sa création, ce dernier était “l’Homme de Demain”, il représentait une balise inspirante pour la société, une incitation à regarder vers l’avenir pour toujours faire mieux et aspirer à plus de justice sociale. Ici, Superman est passé de l’Homme de Demain à l’Homme d’Hier. Et ce n’est pas une illusoire “SnyderCut” qui aurait pu améliorer les choses. Certes le film (ou les films puisque le plan de base prévoyait deux parties) aurait sûrement été plus qualitatif techniquement et aurait eu le temps d’approfondir son sous-texte, mais il ne faut pas oublier que c’est Snyder, avec Man of Steel, qui a introduit une tendance conservatrice et individualiste dans Superman. Clark Kent y apprend une logique utilitariste, qu’il doit choisir d’utiliser ses pouvoirs pour de grandes actions et non pas seulement aider les plus faibles (comme des enfants manquant de se noyer dans un car scolaire). Tout l’idéalisme qui animait auparavant le personnage a disparu, notamment grâce à Snyder qui n’a jamais caché son conservatisme. Donc oui Justice League entièrement réalisé par Snyder et sans l’intervention de la production aurait pu être un film très intéressant et techniquement réussi, mais il aurait aussi pu être un brûlot réac, peut-être même bien plus que la version que nous avons actuellement.

Le DCEU a depuis revu ses ambitions à la baisse en ne proposant plus que des “stand alone” sans plan pour une nouvelle réunion des héros. La tendance à ne surtout pas développer un quelconque propos politique s’est maintenue avec notamment Shazam. Reste à choisir ce qui est préférable : des films fades qui ne cherchent pas à porter un sous-texte idéologique approfondi, ou des films qui développent des messages certes travaillés mais faisant du pied à un public majoritairement conservateur.
À vrai dire, j’aurais tout de même tendance à choisir la deuxième option. Même si Batman v Superman travaillait sur un message qui personnellement ne me sied guère et qui peut même être dangereux par moment, en définitive il y avait quelque chose à se mettre sous la dent, à analyser. Qui sait, peut-être qu’un jour nous aurons à nouveau un Superman traité comme l’Homme de Demain.
En attendant que ce vœu pieu se réalise, cultivez-vous !

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Notes

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1 Doctrine inspirée par Thomas Malthus, prônant le contrôle et la restriction démographique.
2 Ayn Rand (1905-1982) : romancière et philosophe objectiviste, anti-communiste convaincue, adepte d'un capitalisme individualiste et méritocratique. Elle a inspiré des personnalités comme Ronald Reagan.

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