Il y avait une raison particulière à l’écriture du précédent Heros Politicus Mini consacré à Aquaman. Lors du re-visionnage de ce film somme toute sympathique, quelque chose m’a gêné : n’est-ce pas légèrement inquiétant que nous soyons satisfaits de voir réussir un monarque ? J’ai ensuite pensé aux derniers films de super-héros qui m’avaient marqué autant qu’une bonne partie du public mondial : Black Panther, Thor, Wonder Woman… Depuis 2017, une bonne partie des gros succès critiques et commerciaux du genre mettent en scène des rois ou des membres d’une famille royale. (Nous pouvons ajouter à cette liste Black Bolt et Medusa d’Inhumans mais je propose de lancer une amnésie collective, tout le monde a le droit à l’erreur.) À cette brochette de têtes couronnées, nous pouvons également ajouter les quelques Iron Man, Batman et autres Iron Fist qui, par leurs richesses et leurs empires commerciaux, sont une sorte de royauté à l’américaine qui ne se nomme juste pas ainsi.
Si jamais cela vaut le coup de le rappeler, ces films sont des productions américaines, pays qui a inscrit la démocratie comme valeur fondamentale dans sa Constitution et qui s’est forgée, officiellement, dans le refus de la tyrannie des monarques. Ces films ne sont pas seulement produits, mais aussi appréciés, voire adorés par les fans qui vont jusqu’à s’en approprier l’imagerie, comme avec Black Panther qui a probablement marqué à vie l’industrie culturelle. Même chez nous, dans le pays qui a acté le rabotage de têtes couronnées comme sport national, nous avons eu tendance à chérir ces super-héros.
Ceci n’est absolument pas anodin et ne relève pas d’un simple trope, mais bien d’un cheminement idéologique, conscient ou non, qui, en définitive, avantage une pensée dominante.
Si, comme l’analyse William Blanc dans Super-Héros: une histoire politique, les super-héros se sont construit en opposition d’une certaine idée d’un Moyen-Âge sombre et obscurantiste pour promouvoir le progrès (tout en empruntant une imagerie médiévale lorsque cela était nécessaire), ici il est plutôt question d’une attirance pour l’idée d’absolutisme, du souverain qui se sert d’un ensemble de symboliques pour être seul décisionnaire de l’avenir de son peuple.
Avant d’essayer de comprendre pourquoi ces souverains ont la cote, je propose d’analyser d’abord comment cette posture évolue narrativement et quelles idées sont entraînées dans ce sillage royal.
Un pattern royal :
Si le parcours d’un Aquaman n’est en rien comparable à un Thor qui, lui-même, n’a rien à envier à T’Challa, nous retrouvons tout de même quelques points de convergence.
Le premier d’entre eux est ce qui donne au personnage sa légitimité de souverain absolu. Que ce soit le gros marteau de Thor (du moins dans son premier film), la grosse fourchette dorée d’Arthur ou tout simplement les pouvoirs de Black Panther de T’Challa, chacun a besoin d’un objet ou d’une entité plus floue afin de légitimer leur pouvoir sur les hommes. Ce n’est que plus tard qu’ils doivent se rendre compte que ce n’est là que symbolique et qu’ils ont cette légitimité innée : Thor n’est pas le dieu des marteaux, Arthur était légitime par son humilité, etc. Nous reviendrons sur ce point plus tard, pour l’heure passons à un autre point commun : les bougres qui osent les contester.
En effet, ces personnages doivent voir leur position chanceler pendant un temps, afin de mieux asseoir leur pouvoir par la suite. Que ce soit Loki, Orm ou Killmonger, ceux qui s’opposent au souverain sont toujours leurs frères ou cousins plus jeunes qui, parfois, décident de dire zut aux lois saliques locales. Mais les antagonistes ont souvent une part de vérité dans leurs contestations, ou du moins des arguments plus ou moins valides, ils ne le font pas juste parce que ce sont des vilains pas beaux : Killmonger estime que le Wakanda devrait protéger les personnes noires à travers le monde, Orm estime que son bâtard de frère (en toute cordialité) n’est pas légitime et Thor n’est pas vraiment ce que nous pouvons appeler un roi éclairé au début de son premier film. Il faut donc leur ajouter du méchant à leur méchant : Killmonger n’a rien à envier aux masculinistes du 18-25, Loki veut détruire Jotunheim et réduire la Terre en esclavage, et Orm fomente une guerre par la tromperie et l’assassinat. Donc, puisque les contestataires sont des monstres, le roi gagne en légitimité par sa noblesse et sa retenue. L’antagoniste est toujours dans l’action, va trop loin et finit par sortir de son chemin, tandis que le protagoniste est dans la réaction, reste pondéré et fidèle à ses idéaux : il est légitime car modéré.
Puisque nos têtes couronnées super-héroïques sont modérés, ils ne font pas grand-chose pour améliorer les conditions de vie de leurs peuples. J’ai déjà évoqué le fait que Aquaman n’apportait aucune solution au péril qui menace la nation Atlante, mais nous pouvons aussi regarder du côté de T’Challa qui ne met pas en place de mesures radicales et proactives pour protéger les personnes racisées dans le monde. De même, il explique qu’il veut donner la voix aux sans-voix mais, après la petite guerre civile qui ressemble plus à une prise de bec mêlant la famille royale et le pouvoir militaire, nous ne verrons aucune réforme institutionnelle permettant un quelconque changement pour le peuple. Je le rappelle dans chaque article : la fonction première du super-héros américain est de maintenir le statu quo, pas de faire la révolution.
Le dernier point essentiel de ce schéma repose sur les fondements idéologiques constamment ressassés outre-Atlantique : le mérite. Les États-Unis se sont construits sur l’idée que tout le monde peut s’élever, si tant est qu’il y mette du sien, ce qui n’est pas vraiment raccord avec un fonctionnement monarchique et aristocratique. Un roi ne mérite pas le pouvoir, il le prend, tout simplement. Il faut donc trouver une petite pirouette pour donner de la légitimité au souverain dans un contexte américain : si notre protagoniste a le droit au trône, alors ça doit être le genre de protagonistes qui doit en avoir un. C’est ce qui explique le schéma de ces films : le monarque a d’abord son droit légitime à la couronne, puis il est contesté par un intrus, tombe une première fois, mais il se relève et l’emporte, car, entre temps, il a obtenu ou découvert une vertu qui lui permet de mériter sa place. Puisqu’il mérite sa position au-dessus du peuple, tout ce qu’il fait ou ne fait pas est bon et ne peut être contesté : il a gagné le droit de ne pas renverser le statu quo.
Pourquoi ces couronnes ?
Maintenant que le schéma est posé, nous pouvons nous poser la question essentielle : pourquoi les super-héros monarques ont la cote ? J’ai retenu trois raisons qui ne sont pas forcément à séparer les unes des autres.
Premièrement, la raison la plus simple : la démocratie, ce n’est pas sexy. Ou plutôt, elle n’est pas très épique. Imaginez Black Panther dans une réalité alternative où le Wakanda aurait le même fonctionnement que le système politique français (et pas américain parce que personne ne comprend leur fonctionnement). T’Challa devrait d’abord être élu pour être président pour succéder à son père. C’est d’ors et déjà un peu compliqué puisque, dans notre démocratie, toute bancale qu’elle soit, nous n’accepterions pas trop que Thomas Hollande devienne le successeur de François. Mettons que T’Challa soit quand même élu, il faudrait ensuite que son gouvernement fasse voter par une instance législative (donc un Parlement bicaméral, avec sa navette parlementaire et toutes les prises de tête qui vont avec) des mesures pour que le Wakanda s’ouvre au monde, forcément nous en aurions pour quelques mois. De même, si Killmonger veut prendre le pouvoir, il devra fonder un parti d’opposition à l’Assemblée et présenter une motion de censure… À part les constitutionnalistes qui devraient adorer ce scénario, logiquement, vous devriez avoir déjà quitté la salle de cinéma. La monarchie absolue est bien plus épique au cinéma et à la télévision : il suffit de voir la multiplication et le succès des séries et films se déroulant dans un monde médiéval pour comprendre que nous, le public, voulons voir autre chose que nos dirigeants menteurs et magouilleurs. Magouilleurs, les rois et aristocrates peuvent l’être aussi, mais c’est plus direct : lorsqu’ils ne sont pas d’accord avec leurs adversaires, ils organisent des Noces Pourpres ou un duel et c’est réglé. Dans le pire des cas, le roi fait une guerre et c’est encore plus épique !
Deuxième hypothèse : Trump et ses prédécesseurs. Avant 2017, les Américains ont eu comme président George W. Bush qui a mené le pays dans des conflits interminables et illégitimes, Barack Obama qui a plutôt déçu, et surtout Trump, dont la gestion de la crise épidémique est tout simplement criminelle. Est-ce que ces super-héros monarques ne seraient pas la traduction d’un besoin pressant des Américains d’avoir des souverains éclairés, humbles, vertueux, quand bien même cela s'illustrerait par un retour à la monarchie ? Depuis l’élection de Trump, beaucoup sont convaincus que le système électoral américain est incompréhensible et anti-démocratique, qu’il a permis l’accession au pouvoir d’un fasciste. Ce que feraient les créateurs de ces films en réponse à cela, c’est de montrer que même une monarchie est préférable à Trump : pas souhaitable, mais toujours mieux que d’être gouverné par ce président et ceux qui l’ont précédé.
Et encore, si nous ne regardons pas le contexte d’organisation politique de ces films, tout ce que nous voyons, c’est des dirigeants éclairés. Avec Black Panther, Ryan Coogler n’a sans doute pas voulu mettre le focus sur le système monarchique du Wakanda, mais sur son dirigeant qui, à la fin du film, s’adresse indirectement au président américain en opposant des ponts à ses murs. Ces films ne présenteraient alors qu’un système politique de circonstance : ces super-héros sont des rois uniquement parce que leurs comics d’origine les inscrivent dans une monarchie : le Wakanda, Asgard et Atlantis sont des royaumes fictionnels, des utopies où se sont construits des systèmes qui fonctionnent sur certains aspects et pas sur d’autres.
Mais, qu’il y ait une adhésion ou non de la part des créateurs des personnages au système monarchique n’a que peu d’importance, car ce qui compte est ce qui est montré ou caché. En l'occurrence, on nous présente des super-héros, monarques, dans un contexte d’industrie culturelle capitaliste. Et c’est là qu’intervient la troisième explication, la plus importante à mes yeux.
Cette explication se trouve dans l’idéologie qui dirige les super-héros de l’âge actuel. Comme l’explique William Blanc, les super-héros dans leur immense majorité, ont tendance à provenir de mondes qui glorifient l’individu et une forme de gouvernance basée sur la hiérarchie et où règne l’élitisme. En d’autres termes, leur contenu idéologique est le reflet du contexte économique actuel : le néolibéralisme, dont les super-héros sont les champions incontestés.
Le corpus idéologique néolibéral a une vision de la société foncièrement anti-démocratique : chaque décision définissant les rapports sociaux est prise parce qu’une poignée d’élites en a voulu. Dans notre réalité, il s’agit par exemple des grands champions de l’industrie, chez les super-héros, il s’agit des entrepreneurs comme Stark ou des monarques comme T’Challa. Nous nous retrouvons donc dans les deux cas avec des sociétés menées par des monarques soi-disant éclairés, gardant un œil sur les problèmes de la population, les interprétant comme bon lui semble et n’intervenant qu’en cas de besoin, souvent une fois que le mal est fait depuis longtemps. De même, le néolibéralisme s’appliquant à détruire consciencieusement la fonction publique, la protection sociale est constamment invisible dans les univers de fiction. Les individus étant naturellement bons ou mauvais, il n’y a pas besoin d’acteurs sociaux pour agir sur les contextes de vie de chacun : les super-héros veillent et sont plus puissants que l’État. Ultimement, cela se traduit en glorification de la figure monarchique super-héroïque qui peut à lui seul régler tous les problèmes en battant le méchant : il n’y a pas de “nous” réglant les problèmes par l’action commune et sociale, uniquement un “je” tout-puissant. C’est pour cela que nous ne verrons jamais d’actions organisées de la population dans ces films : leur peuple y est inutile, car le changement vient de l’envie du gentil monarque de réagir. C’est également ce qu’essaient de nous faire gober les Stéphane Bern et autres Lorànt Deutsch avec leur vision individualiste de l’histoire où les peuples et leurs mises en mouvement n’ont aucune importance.
Si nos personnages favoris sont issus de la noblesse (de sang ou de fortune) c’est parce que leur statut même de “super” est en parfaite adéquation avec nos sociétés occidentales individualistes. Ainsi, un Aquaman ou un Thor ne pourraient pas provenir d’un monde socialiste, car un mythe de héros n’y aurait pas sa place, on y préférerait l’action collective. C’est d’ailleurs pour cette raison que les super-héros des origines incitaient bien plus au collectivisme et autres manifs pour renverser les méchants capitalistes : leurs créateurs étaient, pour la plupart, inspirés par les idées socialistes, si ce n’est totalement investis dedans.
Pour résumer, si nous avons tant de super-héros monarques ces dernières années, il est probable que ce soit parce qu’ils sont les hérauts tous choisis de l’idéologie capitaliste qui est parfaitement compatibles avec les gouvernements monarchiques, autoritaires, voire fascistes.
Le cœur à gauche…
Et là, c’est le moment où beaucoup répondent : mais tout de même… Black Panther, Thor, Wonder Woman… Tous ces personnages amènent avec leurs films des idées progressistes, et font même avancer les mentalités sur certains sujets comme la représentation des personnes racisées et des femmes dans le cinéma.
C’est tout à fait vrai. Mais l’industrie culturelle américaine a tendance à présenter deux mondes idéologiques : l’un progressiste pour ce qui est des idées, l’autre conservateur pour l’organisation politique de la société et les rapports sociaux. La gauche a gagné la guerre culturelle et des idées aux États-Unis, mais pas la bataille politique, et cela, les producteurs l’ont bien compris, Disney en tête de pelotons. C’est pour cela que les super-héros peuvent être des objets culturels d’un rare progressisme quand il s’agit de traiter des concepts qui font bouger la société, tout en étant terriblement rétrogrades quant à ce qu’il convient de faire pour faire évoluer les choses. Car si les producteurs, tout comme les capitalistes, n’ont pas envie d’une chose, c’est que le statu quo change.
En revanche, l’actualité récente ayant fourni la preuve ultime que les dirigeants, complices du règne néolibéral, sont incapables de protéger leur population, il est possible que ce schéma change. Si nous avons toujours besoin de Black Panther et Wonder Woman pour diffuser des idées progressistes, je ne pense pas que nous ayons encore longtemps envie de voir perdurer des super-héros dirigeants leur peuple grâce à un système anti-démocratique. Il est temps que la gauche gagne également la bataille politique au sein de ces films, que nos personnages favoris aspirent à plus qu’assurer simplement le statu quo, qu’ils entendent (via les oreilles des producteurs) les aspirations populaires à plus de justice, de protection sociale, de démocratie. Si cela doit passer par couper des têtes cinématographiquement, qu’il en soit ainsi.
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Article corrigé par Mahikan
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Conseils de lecture :
William Blanc, Super-Héros: Une Histoire Politique. Libertalia, 2018.
Marc di Paolo, War, Politics and Superheroes: Ethics and Propaganda in Comics and Film. McFarland, 2014.
Heros Politicus :
#2 : Le MCU face au Colonialisme - Partie 1 : Guardians of the Galaxy Vol. 2
#4 : N'imposons pas la cape aux soignants.
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