Difficile de trouver LE film qui parlerait le mieux de la 2nde Guerre Mondiale et de la Shoah aux enfants. En tant qu’éducateur scolaire mais aussi de fils de profs, c’est la réflexion que je me suis maintes fois faite, notamment en étant confronté à l’insensibilité grandissante de certains jeunes face à cet événement historique. Quand tu vois un gosse se taper des barres dans le camps du Struthof, tu remets beaucoup de choses en perspectives : où est-ce qu’on s’est planté ? En a-t-on trop fait ? Mais est-ce seulement possible d’en faire trop à ce sujet… Forcément, en tant que descendant de déportés la question me touchait peut-être plus mais le gouffre empathique me semblait tout de même bien trop grand. Puis je me suis souvenu de 2015, de la sortie du médiocre La Rafle et de l’obligatoire sortie de classe pour aller le voir, suivie de la fameuse visite au Struthof, le tout sur fond d’une sorte de “battage médiatique” (et j’insiste sur les guillemets) au sujet de l’obligation de mémoire, sans compter les logiques politico-partisanes qui peuvent se jouer à ce sujet. Clairement, si le but était à juste titre de sensibiliser les jeunes générations, ce n’était pas la bonne méthode. C’est encore plus le cas quand le sujet leur semble aujourd’hui si lointain et que l’on se refuse toujours à parler de la même manière de ce qu’ont vécu les familles de certains de ces gosses en Algérie, en Arménie, au Rwanda, etc.
C’est alors que surgit Taika Waititi et Jojo Rabbit.
Casting : Roman Griffin Davis, Thomasin McKenzie, Scarlett Johansson, Taika Waititi
Genre : Guerre, Comédie dramatique
Synopsis : Jojo est un petit allemand solitaire. Sa vision du monde est mise à l'épreuve quand il découvre que sa mère cache une jeune fille juive dans leur grenier. Avec la seule aide de son ami aussi grotesque qu'imaginaire, Adolf Hitler, Jojo va devoir faire face à son nationalisme aveugle.
Nationalité : Américaine
TW/CW : Shoah, sang, mort, guerre, enfants soldats.
Le projet a de quoi déconcerter : adapter le livre Caging Skies racontant la relation entre un membre des Jeunesses hitlériennes et une jeune juive que ses parents cachent, pourquoi pas… mais avec l’humour burlesque de Waititi qui rajoute en prime Hitler en ami imaginaire du gosse ? Pour ma part, même si je ne doutais pas de la réussite du film livré par ce réalisateur que j’affectionne tant, je ne m’attendais pas à une œuvre aussi percutante émotionnellement.
Si le métrage s’ouvre effectivement sur un ton qui ne saurait rougir devant Wes Anderson et que l’on se prend à rire franchement face à cette singulière satire, le réalisateur lâche tout son talent avec ce qui vient après, et déploie une brochette d’émotions diverses. Waititi joue sur une alternance de tons toute en subtilité, à l’image de l’humour. Le film sait faire preuve d’une douceur percutante, notamment à chaque scène incluant la mère de Jojo incarnée par une Scarlett Johansson qui convainc comme rarement. C’est dans ces passages que le réalisateur s’est sans doute le plus investi, désireux de rendre hommage à sa mère, enseignante d’origine judéo-européenne. Alternance de l’humour et de la douceur donc, mais le film ne s’arrête pas là car le drame n’est jamais bien loin dans ce monde écorché par l’idéologie nazie, à l’image de Jojo et d’Elsa, la jeune juive hébergée par la mère du protagoniste. C’est de ça dont il est question : de l’enfance brisée, sacrifiée, que certains adultes tentent de préserver par leur courage et leur douceur. Jojo Rabbit ne nous fait pas seulement rire, il arrive également à arracher des larmes par le biais de la cassure de ton précédemment citée : après une scène légère, nous ne somme jamais à l’abri, tout comme les personnages, d’être mis face à une scène terriblement bouleversante. (joli usage de la métonymie au passage…) C’est avec la même ingéniosité qu’est utilisé la figure d’Hitler, incarné par un Waititi qui s’en donne à cœur joie. Bien évidemment il ne s’agit jamais de tomber dans le piège de rendre le semi-moustachu sympathique. Il est là pour disparaître progressivement, pour le briser méthodiquement, de la même manière que chaque pratique nazie est tournée en ridicule.
Jojo Rabbit est un savant mélange entre Le Dictateur, La Vie est Belle et même Hogan’s Heroes. En plus des rappels à tout ce corpus, le film sait profiter de ses propres forces grâce à sa direction artistique si singulière, savamment capturée par la photographie de Mihai Malaimare Jr., mais aussi des thèmes entêtants composés par Giacchino ou des reprises musicales tout bonnement géniales à la sauce germanique.
Et comment ne pas évoquer ce casting de premier choix ? Aux côtés de S. Johansson que j’ai déjà évoqué, on retrouve mes petits chouchous que sont Sam Rockwell et Alfie Allen, formant un duo savoureux, Stephen Merchant qui incarne étonnement bien l’officier de la Gestapo, mais surtout le duo qui crève l’écran : Roman Griffin Davis et Thomasin McKenzie, interprétant respectivement Jojo et Elsa.
Donc pourquoi Jojo Rabbit est, selon moi, taillé pour être montré à des classes de 3e ou de lycéens ? C’est tout simple : il ne fait pas appel aux registres du pathos et de la douleur viscérale. Tout se joue à travers le regard d’un enfant à la fois partisan et victime de l’idéologie nazie. En ce sens, l’utilisation du registre du conte et du ton poétique que Waititi maîtrise si bien est essentielle puisque cela permet de travailler directement sur les émotions, de mettre des mots dessus tout en mettant à distance toute angoisse. L’onirique fait appelle à l’innocence et à la beauté. Dans un entretien sur le site Bac-Film, Roberto Benigni évoquait l’importance du conte dans son film La Vie est Belle en citant John Keats : “Ce n’est pas ce qui est vrai qui est beau, c’est ce qui est beau qui est vrai.” Et selon le réalisateur, si son film est beau, alors le camps de concentration devient vrai. (L’ensemble de l’entretien ici.) On ne sensibilise pas un enfant en le mettant immédiatement et directement face à l’horreur, il faut commencer par s’adresser à ses émotions, sa sensibilité, que seuls le beau, la douceur et l’onirique ont cette facilité à faire surgir. Par la suite, libre à chaque éducateur de leur proposer d’aller plus loin et les mettant face au réel. L’autre force du film est qu’elle permet également d’analyser avec l’enfant la différence entre le “rire de” et le “rire avec”, cette dimension que revêt le personnage d’Hitler dans le récit. De cette manière, il est extrêmement facile de démonter les rouages de l’idéologie nazie et de toute autre idée fonctionnant par la haine.
Non content d’être un film à la fois bouleversant, drôle et doux-amer, Jojo Rabbit est un excellent outil pédagogique. Il est le fruit d’un réalisateur transpirant de sensibilité qui nous rappelle que face à l’horreur, il est toujours possible d’opposer la poésie.
Cultivez-vous.
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