[Documentaires] Quand les vidéastes s’emparent du documentaire

Récemment, au gré de mes pérégrinations bien trop longues sur les internets, je suis tombé sur Comment se fabriquent les jeux vidéo, dernier épisode en date de Game Spectrum, une émission documentaire (c’est en ces termes que son auteur, Thomas Versaveau, la définit) sur le monde des jeux vidéo et notamment son industrie. Après avoir débuté en suivant le format classique des vidéos YouTube avec des épisodes d’une qualité rare apportant des réflexions plutôt riches, l’auteur est passé depuis quelques temps à un format bien plus long avec notamment son épisode sur Fortnite. Dès lors, le format documentaire semble s’être imposé à ses yeux.
Depuis quelque temps, on peut percevoir une tendance très discrète : quelques vidéastes s’emparent du genre pour proposer sur la plateforme américaine des formats longs, travaillés, présentant et interrogeant une certaine réalité, parfois même en poussant leur réflexion très loin. Ainsi, en 2017, la vidéo YouTube, Elles prennent la parole, publiée sur la chaîne du collectif Les Internettes, avait eu son petit succès en interrogeant différentes créatrices de contenu sur le milieu et sur les difficultés qu’elles avaient rencontrées. De même, outre-Atlantique Shane Dawson avait créé l’événement en publiant un documentaire dans lequel il présente plusieurs théories du complot. Avec ses 33 millions de vues, la vidéo est plutôt problématique à cause de son sujet sensible et de la méthode du vidéaste. Même s’il n’existe pas non plus des exemples par centaines, on peut tout de même relever que ces vidéos peuvent présenter un certain intérêt à la fois pour les créateur’trices, mais aussi pour le genre en lui-même.
Forcément, ce type de production interroge et il ne faut pas chercher très loin pour trouver des personnes clamant qu’on ne peut pas les qualifier de documentaires, défendant ainsi une vision assez arrêtée du format. Bien que la tendance soit encore balbutiante, je n’ai pu m’empêcher de me demander ce qu’il en était, parcouru par l’envie de défendre ce type de production et de m’interroger sur l’intérêt mais aussi sur les éventuelles failles que peuvent revêtir ces vidéos. L’épisode de Game Spectrum sera la base de mon propos et je tiens à préciser tout de suite que les quelques critiques que je pourrais avancer à son sujet ne sont pas à charge contre l’auteur mais servent plus de points de réflexion généraux sur le format. Point d’injonction donc dans cet article car après tout, l’intérêt pour un vidéaste indépendant est de travailler comme il l’entend.

Revenons rapidement sur Comment se fabriquent les jeux vidéo pour en tirer quelques points essentiels à la réflexion.
Il s’agit donc d’un documentaire d’une heure mettant en lumière certaines pratiques de cette industrie et le mal-être qui peut en découler. Il y est question de crunch (période de travail extrêmement intensive durant laquelle les salariés ne comptent pas leurs heures et subiront une grande pression pour rendre un produit fini dans un temps imparti), de syndicalisation, des exigences toujours plus grandes du marché et également d’un certain idéal tendant vers le respect des travailleurs, une production à taille humaine, une hiérarchie moins écrasante. Bref un programme qui forcément pouvait me plaire : du moment qu’il est question d’abattre le capitalisme, cela me parlera de toute façon.
Thomas Versaveau utilise notamment le témoignage, ici des salariés du milieux, des journalistes, etc. Il s’agit d’un procédé souvent présent dans une certaine frange des documentaires, et très pratique, puisqu’il permet d’humaniser le propos. Le spectateur n’est plus uniquement face à des images mais aussi face à des humains, des corps qui ont parfois été brisés par l’industrie, entité qui se veut désincarnée. Ces moments sont également très importants puisqu’il s’agit d’instants pendant lesquels la caméra se posera devant ces personnes, coupant avec le reste des extraits tournés quasi uniquement à l’intérieur de studios de création. Lors de ces derniers, on se retrouve à force comme étouffant entre ces murs. Ca fourmille, tout le cadre est envahi par le mobilier et les machines, l’humain y est écrasé mais pourtant toujours présent. Le vidéaste atteint également ce que l’on attend d’un documentaire : il transcende son sujet. Ainsi, il va au-delà de son sujet de base (les conditions de travail dans l’industrie du jeu vidéo), explorant la nécessaire transition vers une autre forme de travail et d’utilisation des moyens de production, de cet éternel cheminement vers un idéal qui ne pourra se faire qu’à travers le collectif. Un documentaire doit aller au-delà de son sujet pour parler de l’humain, de notre société et de notre époque. Puisqu’il est obligatoirement subjectif et l’oeuvre d’un auteur, autant que ce dernier en profite pour nous donner son point de vue et ses solutions, ce que Thomas Versaveau fait parfaitement, de manière très claire.

Game Spectrum possède donc des bases très solides pour obtenir (de manière très arbitraire nous en conviendrons) le statut de documentaire. Il y a cependant un point qui chiffonne mon appréciation : l’utilisation par l’auteur/narrateur du face caméra. Usuellement, une voix off de commentaire et de narration est acceptée (et encore le cinéma documentaire “classique” en était très critique) puisqu’il s’agit d’un très bon ressort narratif pour mettre en scène le point de vue du réalisateur. Certains comme Pierre Carles en ont fait un pan essentiel de leur identité d’auteur. En revanche, je ne peux m’empêcher de voir en l’utilisation de la face caméra une incursion des codes du format vidéo YouTube non essentielle ici, voire même parasitaire. Le narrateur ayant un statut omniscient (présentant, analysant et commentant tout ce que capte la caméra), son apparition à l’image le fait alors passer dans le champ du diégétique sans en être pourtant un acteur à part entière.
Il y aurait alors un troisième pan de la narration, celle de la participation du réalisateur face caméra s’ajoutant à l’action diégétique filmée et au commentaire en voix off extradiégétique. Mais je n’en fais pas pour autant quelque chose à exclure immédiatement, je m’interroge seulement sur sa pertinence. On pourrait très bien imaginer que le face caméra devienne un code particulier de ce type de documentaires réalisé par les vidéastes.

Thomas Versaveau, auteur de Game Spectrum.

Prenons un peu de hauteur pour déterminer les quelques failles et les avantages que l’on pourrait tirer de ce type de réalisation.
Le premier point qui apparaît à mes yeux est le montage. Les vidéastes passent une bonne partie de leur temps sur leurs logiciels de montage. Il existe déjà une “esthétique YouTube” décelable dans nombre de vidéos, la majorité des vidéastes ayant en effet visionné les mêmes tutoriels pour apprendre certaines techniques bien précises, pas toujours les plus agréables à l’oeil d’ailleurs. Si c’est une part du travail chère au vidéaste, on peut ressortir avec un montage “esthétique” très travaillé, à base d’animations fouillies, de transitions ingénieuses, de titres bien composés, etc. Le montage est ce qui différencie souvent le documentaire du reportage, l’auteur prenant plus de temps pour travailler sa post-production, là où un journaliste bénéficie d’un délai extrêmement réduit pour rendre son reportage. Il en est de même pour les vidéastes qui peuvent apporter une plus-value importante à leurs documentaires. Le danger est de se concentrer uniquement sur le montage “esthétique” et pas sur le montage comme grammaire, vecteur de sens.
C’est d’ailleurs un point sur lequel Game Spectrum gagnerait à être travaillé pour gagner en profondeur. Toutefois, il se trouve que l’auteur est lui-même monteur freelance donc il peut s’agir également d’un choix (ou d’une licence poétique comme dirait une certaine Guenièvre). Des outils sont à notre disposition pour apporter une pâte unique (à la fois au montage mais aussi à la réalisation) à ce type de documentaires, il serait dommage de ne pas en profiter pour prendre le temps de penser à cette grammaire. Ensuite, il s’agit avant tout d’un travail sur le temps : aucun documentariste majeur n’est arrivé immédiatement avec un produit extraordinairement bien réalisé.

Au gré de mon “enquête” sur cette tendance, je me suis rendu compte que beaucoup de ces documentaires traitent exclusivement du sujet “YouTube”, du travail de YouTuber et de l’évolution de ce métier et de la plateforme. C’est une véritable aliénation qui s’empare de ces vidéastes à qui on avait déjà accolé un nom de métier faisant appel à la plateforme qui les rémunère, et qui maintenant ne peuvent s’empêcher de consacrer à nouveau un temps de travail considérable au sujet de YouTube, souvent pour ne rien apporter de plus en réflexion.
C’est d’ailleurs une des failles : la plateforme est un problème. On le sait, YouTube censure. À supposer qu’un jour un’e vidéaste propose un documentaire sur un des sujets que la firme démonétise quasi immédiatement, une part importante de revenu peut être sacrifiée. C’est d’ailleurs pour cela que le projet de Game Spectrum est intéressant : son émission est financée par le CNC et par les fans sur Tipeee. Il nous propose alors un documentaire en libre accès, gratuitement et sans pub, la plus belle forme de culture s’il en est une. C’est le cheminement que devrait rechercher chaque vidéaste souhaitant se mettre au documentaire : une indépendance de chaque instant, pour apporter des éclaircissements sur un sujet autre que “YouTuber c’est un beau métier, j’aime Google”. Si la personne est un minimum suivie et/ou que la vidéo est relayée, on en arrive à un nombre de vues que certains documentaristes jalouseraient. Par exemple, YouTube, Elles prennent la parole totalise aujourd’hui plus de 230 000 vues, tandis que le premier film de Pierre Carles, Pas vu, pas pris, qui pourtant avait fait grand bruit à sa sortie en 1995, n’avait fait “que” 150 000 entrées en salles. C’est une formidable force de frappe qui peut atteindre une audience importante, notamment auprès d’un jeune public, sur des sujets essentiels.

Il reste un dernier point à aborder, sans doute le plus important. Une majeure différence existe entre les reportages (même les meilleurs d'entre eux) et les documentaires : ces derniers bénéficient de quelque chose de salutaire pour leur création, le temps. Comme évoqué plus haut, l’auteur d’un reportage sera souvent pressé par le temps et aura des impératifs de production qui l’obligeront à produire son contenu en quelques jours, au mieux quelques semaines. Le documentariste peut et doit prendre son temps. Non seulement cela lui permet de réaliser et de monter convenablement son film, mais surtout, ce temps lui permet de prendre du recul, de la hauteur par rapport à son sujet. Rares sont les documentaristes qui terminent leur projet avec le même a priori et la même réflexion qu’au début de leur travail de recherche. Ce que voient les spectateurs, c’est aussi une évolution de la pensée de l’auteur, parfois des doutes sont exprimés et c’est ce qui compense la subjectivité affichée de ces productions : il y a eu une réflexion poussée qui a pu avoir le temps d’évoluer, de vivre.
Là où je veux en venir, c’est que Thomas Versaveau a annoncé dans une de ses vidéos qu’il souhaitait proposer un format d’épisodes mensuels. À mon sens, c’est une erreur. Peut-être n’est-ce plus d’actualité mais il y a le problème du financement : quand on s’engage sur une page Tipeee, c’est notamment pour fournir du contenu de manière plus ou moins régulière. C’est le principal problème des vidéastes : il existe toujours une injonction à la production soutenue pour avoir une chance d’exister. Si quelqu’un souhaite se lancer dans ce format de vidéo et atteindre un statut - certes arbitraire - de documentaire “sérieux”, il lui faudra accepter de prendre du temps et c’est certainement la chose la plus difficile.

Même si la tendance est encore très faible, il existe un véritable potentiel pour ces documentaires réalisés par des vidéastes. Parcourus par des codes empruntés à la fois au genre documentaire et au format de vidéos YouTube, ces productions indépendantes nécessitent cependant un certain temps de création afin de ne pas tomber dans le piège qui consiste à en ressortir avec une simple vidéo plus longue que la moyenne. Game Spectrum est très proche d’atteindre ce que, personnellement, j’attend d’un documentaire et j’ai hâte de découvrir la prochaine production de Thomas Versaveau (avec toujours plus de critique du capitalisme si possible, on ne s’en lasse pas).
En attendant, n’oubliez pas : cultivez-vous !

Ipemf
Article corrigé par Sarah et Koukarus

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