Comment parler de l’Amérique profonde, celle des Rednecks (qui n’en sont pas toujours) qui se trimbalent leur douzaine d’armes dans leur pampa triste et désertique ?
Très souvent c’est exécuté avec une grande dose de mépris, en se basant sur ce bon vieux biais d’attribution qui veut que les Américains soient principalement des simples d’esprit. Parfois c’est fait avec alarmisme, rendez-vous compte, ces gens ont le droit de vote. D’autre fois il s’agira aussi de misérabilisme mais beaucoup plus rarement.
Au milieu de tout cela il y a Claus Drexel, réalisateur d’origine allemande qui a fait ses classes et ses armes en France, qui le fait le plus simplement possible : en leur laissant la parole.
Tout cela donne donc une œuvre singulière que je vais m’empresser de vous présenter.
Réalisateur : Claus Drexel
Genre : Documentaire
Synopsis : Novembre 2016 : les États-Unis s'apprêtent à élire leur nouveau président. America est une plongée vertigineuse au cœur de l'Arizona, à la rencontre des habitants d'une petite ville traversée par la Route 66, les héritiers cabossés du rêve américain qui nous livrent leurs espoirs et leurs craintes.
TW/CW : animal dépecé, paroles xénophobes, alcool, drogue, suicide.
En 2014, Claus Drexel avait parcouru les rues parisiennes pour nous présenter les sans-abris de la capitale. Il en ressortait un magnifique documentaire empli d’humanité, alternant les témoignages de ces habitants de la rue, et les plans qui proclament la beauté de Paris.
Avec America, il renouvelle la recette pour cette fois-ci nous emmener dans l’Arizona profond, dans la petite ville de Seligman dont les habitants s’interrogent sur l’avenir de leur pays au moment de l’affrontement électoral entre Clinton et Trump. On passe ainsi de la mère enceinte, une main tendre sur son ventre, nous expliquant qu’elle aimerait bien assister à l’exécution d’une peine capitale, à la serveuse, pro Bernie Sanders, qui dénigre allègrement les deux candidat’es au poste suprême, le tout entrecoupé de magnifiques plans des paysages désertiques de cet État du Sud. C’est là tout le principe du documentaire : nous présenter une multitude de personnalités, parfois à côté de la plaque, parfois sages, souvent illogiques. On est alors déconcerté’es ou amusé’es par leurs paroles que l’on n’aurait même pas imaginées dans une comédie burlesque. Mais ce qui en ressort avant tout c’est l’affection que l’on se surprend à avoir pour bon nombre de ces gens, malgré leurs prises de position qui peuvent nous révulser profondément. Pour les habitant’es de Seligman, le temps semble s’être arrêté, iels oscillent entre l’impression d’avoir été lâché’es par le reste du pays et la peur de l’autre et de l’effondrement de leur communauté. Beaucoup d’entre eux ont des blessures, parfois profondes : drogues, alcool, PTSD, disparition d’un conjoint, chômage, etc. mais iels ont trouvé dans cette ville une communauté forte qui leur a apporté (pour la majorité du moins) protection et cercle social. Il faut dire que la vie n’est pas facile pour ces régions qui ont un temps vécu de la célèbre Route 66 et qui se sont retrouvées complètement abandonnées depuis le déclassement de celle-ci en 1985. Depuis une autoroute contourne Seligman, les services publics y sont à 2h minimum et tout ce qu’il reste pour ses habitant’es c’est ce sentiment d’oubli et la certitude qu'iels doivent se protéger par leurs propres moyens. Le film commence d’ailleurs par cette phrase de Trump : « The american dream is dead ». Et pourtant ces personnes y croient encore, elles qui ont été abreuvées des mythes américains et qui en ont une foi quasi-religieuse. Beaucoup se disent que Trump en est l’incarnation, que l’équipe des riches businessmen est celle des gagnants. Mais il y a également les pro-Clinton qui ont d’immenses craintes quant à l’avenir de leur pays, ou encore ceux qui ont déjà abandonné la politique, qui n’y croient plus et qui se sentent bien là où ils sont tant qu'on ne leur enlève pas leurs armes.
Claus Drexel tente donc d’apporter des nuances à toutes les images que l’on se fait de l’Amérique profonde. Il n’oublie pas de citer Hilary Clinton qui avait proclamé que les électeurs de Trump étaient des gens déplorables. Il cherche donc à nous mettre en face de ces gens, de nous faire évoluer dans leur monde, leur environnement. Il mène une démarche presque scientifique, à la manière d’un ethnologue qui s’immerge dans le milieu de la population qu’il étudie. Drexel démonte les représentations des Redneck bouseux et xénophobe. Peut-être un peu trop d’ailleurs. En effet, on retrouve très peu de paroles racistes chez ces habitants, au point où cela devient suspect. Le réalisateur a-t-il voulu les éviter ? Seligman est-elle une ville exempte d’individus profondément racistes, sexistes et homophobes ? Si l’on a certes quelques témoignages d’habitants qui vont dans le sens du repli sur soi, cela s’arrête bien souvent à la peur de cet « autre » qui ne sera jamais « désigné ».
Comme dit précédemment, Claus Drexel renoue avec les alternances entre interview et plans de paysages. Il a ce désir profond d’inscrire ces personnes (et non pas « personnages ») dans leur contexte géographique d’un Arizona en décomposition, abandonné mais toujours avec une forme de beauté profonde et sauvage. Pour cela il a choisi le 14mm, une focale très courte qui permet de raconter l’histoire de ces gens grâce à la composition de ses plans très larges. En extérieur, la caméra est toujours fixée sur ces horizons à perte de vue, magnifiques mais en friche, sorte de natures mortes tout en beauté, faites de carcasses de voitures, de stations essences abandonnées et de paysages désertiques surplombés par la lumière singulière du Far West. Ces plans ne sont pas sans rappeler ceux de Walking Dead mais ici point d’apocalypse si ce n’est celle de la précarité.
Il est difficile de déceler la pensée du réalisateur dans ce documentaire mais deux plans particuliers peuvent nous mettre sur la piste. Il y a tout d’abord celui en milieu de film : une femme est en train de passer l’aspirateur tandis que nous pouvons entendre en fond un discours de Trump (le fameux « make America great again »). Soudain, le discours s’arrête net au moment où la protagoniste débranche l’aspirateur. Le calme et la sérénité sont de retour. Trump serait-il une sorte d’aspirateur qui profiterait du contexte désastreux de ces régions pour les happer avec ses discours crasseux ? Le deuxième est sans doute le plus marquant, il s’agit du final. Au premier plan se trouve une machine de chantier abandonnée, rouillée, décrépie, tandis qu’un train de marchandises passe en arrière-plan avec notamment à son bord des tanks. Le ciel est nuageux, presque sombre et le tout se déroule sur fond de God Bless America, très mal chanté. Forme de cynisme de la part du réalisateur ? On peut y voir aisément l’opposition entre la vieille Amérique authentique mais oubliée & ses dirigeants, guerriers et vendeurs de rêves qui sonnent faux.
America est de ces documentaires qui cherchent à nous faire retrouver une part d’humanité sur des sujets qui en ont trop souvent manqué. Claus Drexel ne souhaite pas être compatissant envers les pro-Trump mais il a ce profond désir de nous présenter ces hommes et ces femmes dans leur complexité et leurs contradictions. Difficile en revanche de ne pas déceler par moment des traces de condescendance envers ces amoureux de la gâchette ou quelques volontés d’occulter les habitant’es les moins présentables.
Mais on reste tout de même marqués par la beauté de ce film et par la découverte de l’affection que l’on peut avoir pour ces gens, qui ne jurent que par leur pays et la fierté qu’iels en ont, ces gens avec qui on n’aurait pas imaginé une seule seconde échanger quelques mots.
C’est là toute la force de certains documentaires, ils nous rapprochent de ce qui nous semblait être si éloigné.
Tout ça pour dire, cultivez-vous !
Ipemf
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