[Musique] Retour sur : Kery James

Attention les œuvres présentées ainsi que l'article font mentions de drogues, de meurtre et de racisme.

Si on demande à n'importe quelle personne appréciant le rap français de citer un artiste majeur de cet art, il est très probable que le nom de Kery James apparaisse entre les IAM, NTM, Arsenik et autre MC Solaar. Kery James est un des rappeurs français les plus anciens, ayant commencé sa carrière en 1992. Aujourd'hui, après presque 25 ans de carrière, il revient avec un nouvel album : Mouhammad Alix. L'occasion pour nous de revenir sur son œuvre et de voir comment s'inscrit ce dernier album dans son travail.

https://www.youtube.com/watch?v=HSXK35U3B7c

C'est avec ce titre "La vie est brutale" que Kery James lance le groupe Ideal Junior qui deviendra plus tard Ideal J. Il avait 15 ans lorsque ce titre est sorti et pourtant on peux déjà voir se dessiner un mode de pensée qui va le suivre durant toute sa carrière : la dénonciation des injustices sociales, la revalorisation des populations opprimées et le refus de la reconnaissance sociale par l'argent. C'est ainsi que 4 ans plus tard sort le premier vrai album d'Ideal J : O'riginal Mc's avec une mission : donner une image de leur quotidien la plus franche possible afin de contrebalancer les préjugés. C'est clairement dans cette optique que s'inscrit le titre "Le ghetto français" qui tente de décrypter les raisons de la violence dans leurs quartiers et c'est pour aider les gens dont le groupe parle que "Le combat continue" et ce sans jamais se soumettre aux règles du "Show bizness". La ligne directrice devient donc plus étoffée et précise : analyser le fonctionnement de ce qu'ils appellent le "ghetto français" en dénonçant la responsabilité des politiques vis à vis de cette situation sans jamais se censurer. Or ne pas se censurer implique d'utiliser un langage cru et de refuser les contrats standards de l'industrie. Mais ce n'est qu'avec l'album suivant qu'Ideal J va vraiment se révéler au public. 

1998 est une année très important pour Kery James car ce n'est pas un mais deux albums majeurs auxquels il va participer. Tout d'abord, l'EP Légendaire de la mafia K'1 Fry (collectif regroupant de nombreuses personnalité du hip-hop dont Ideal J) mais aussi et surtout l'album Le combat continue d'Ideal J dont les singles sont restés aussi cultes que sa pochette : le poing de Kery James levé tenant le drapeau français. Il se place ainsi dans la lignée de tous les défenseurs de la cause noire et témoigne de son absence de scrupule à utiliser la violence pour parvenir à ses fins. Encore plus que dans l'album précédent, on sent la dualité du discours du groupe : un côté trash, hardcore, plein d'egotrip dans lesquels le groupe déclame sa rage et sa fureur et de l'autre des morceaux plus calmes permettant aux membres de poser leurs états d'âme sur leurs vécus. Cette dualité va être une des marques de fabrique de la carrière solo de Kery James. Cependant cette carrière va mettre du temps à se lancer, l'artiste ayant provisoirement arrêté la musique suite au meurtre de son ami Las Montana.

En 2001 sort le premier album solo de Kery James : Si c'était à refaire. On observe une volonté de se démarquer de ce qui a été fait avec Ideal J à la fois dans le ton et dans la musique. Tout d'abord, musicalement, on observe une quasi absence de scratchs et une multiplication d'instruments accoustiques et de coeurs qui témoigne d'une tentative de s'éloigner d'une esthétique "de la rue". Au niveau des paroles, on est aussi très loin de "Hardcore" avec des textes plus universalistes et plus moralisateurs envers les personnes glorifiant la vie de gangster. On sent l'influence des discours musulmans que Kery James vient tout juste de découvrir à cette époque. On perçoit dans cet album une sorte de repentance après les polémiques et violences qui ont suivies la sortie de Le combat continue. Malgré ce volte face, l'album plait énormément et est certifié Disque d'or. Suite à ce succès, Kery James chapeautera aussi l'album collectif Savoir et vivre ensemble qui mélange rap et musique traditionnelle musulmane et dont les bénéfices ont servi à la construction d’un centre culturel musulman.

Le raté dans la carrière de Kery James, le seul album qui n'a pas fait grand bruit, qui n'a laissé qu'un seul morceau à la postérité et qui est souvent le grand oublié des rétrospectives de sa carrière, le mal aimé Ma vérité, sorti en 2005. Pourtant cet album est celui dans lequel il va trouver son équilibre entre son passé tourné vers l'illicite et sa nouvelle carrière plus réfléchie et moins brutale. C'est un album important à écouter pour bien comprendre la position de Kery James face au rap et à sa carrière. Cela s'entend dès le premier titre où l'on observe le retour d'instrus moins acoustiques et avec une plus grande importance des basses. Par ailleurs il se replace à nouveau comme meilleur que la plupart des autres rappeurs et fait même explicitement référence à Ideal J en reprenant le morceau "Hardcore" qui avait cristallisé les passions en 98. Cependant il n'abandonne pas l'acoustique et l'auto-critique dans des morceaux comme "En feu de détresse" ou "Combien". Il s'agit, d'après moi, de l'album solo le plus déterminant de sa carrière d'un point de vue musical et rien que pour ça il mérite votre attention. Cependant je me réjouis aussi car sans cet échec, on aurait peut-être jamais eu À l'ombre du show business.

Si Ma vérité était le mal aimé, À l'ombre du show business sorti en 2009 est unanimement acclamé comme un des albums de rap français les plus importants des années 2000. Il suit la recette instaurée par l'opus précédent : des morceaux faisant référence à Ideal J ("Le combat continue part 4", "Egotripes"), des morceaux critiquant la politique ("Banlieusards"), d'autres étant adressés aux personnes tentées par l'illicite ("X Y", "L'impasse") et des morceaux portés sur l'émotion ("Pleure en silence", "À l'ombre du show business"). Paradoxalement je n'ai que peu de choses à dire dessus, de peur d'écrire encore des pages mais si vous ne deviez écouter qu'un album de toute cette rétrospective, je vous conseille celui-là.

Là où il avait fallu attendre 3 ans entre Ma vérité et À l'ombre du show business, il suffira d'un an à Kery James pour sortir Réel (2009) qui aura un succès similaire à l'album précédent. C'est dans cet album qu'il prendra publiquement position pour la Palestine dans "Avec le cœur et la raison", rejoignant les discours de Médine (qui est d'ailleurs également présent sur l'album). Par ailleurs le premier morceau de l'album amène un message intéressant : tout d'abord ce morceau est un de ceux dits «violents» de l'artiste mais pour une fois il admet ses faiblesses et ses contradictions dans un titre revanchard. Il tente donc de légitimer une parole et une posture de combat dans l'erreur également. Se tromper implique de se questionner et d'évoluer mais certainement pas de renoncer. Dans le même morceau il exprime également sa difficulté à faire passer un message et à trouver la forme adéquate : "Un pacifiste avec une arme". Il prend par ailleurs frontalement position contre le capitalisme en faisant référence à l'étoile rouge communiste. Cependant, après 2 ans en studio et un succès commercial grandissant, il exprime son désir de refaire une pause afin de se consacrer à sa santé psychologique dans le dernier morceau de l'album. Étant donné qu'il s'agissait de la 3eme fois, peu de gens s'inquiétaient d'un départ définitif du rap et en effet, 3 ans plus tard (2012) un nouveau morceau sortait. 

Pour ses 20 ans de carrières, nous avons eu droit à un best of, un morceau dénonçant frontalement l'islamophobie étatique et l'annonce d'un nouvel album. 92-2012 sort donc en 2012 et contient des ré-orchestrations des titres les plus marquant de la carrière de Kery James. Puis, en 2013, sort Dernier MC qui était très attendu après tout le bruit provoqué par "Lettre à la République" et force est de constater que c'est un album de Kery James, ni plus ni moins. Comme d'habitude celui-ci s'ouvre sur un morceau où il réaffirme sa légitimité dans le rap, il rappelle ses origines, s'en prend aux rappeurs glorifiant la rue et critique la politique. Puis on enchaîne divers morceaux s'adressant aux fans de rap hardcore, aux fans de rap conscients, aux fans de rap tout court etc. Puis on termine sur un morceaux mélancolique où il revient sur sa carrière. Alors, que l'on ne se méprenne pas, ce n'est pas un mauvais cru et il possède son lot de morceaux incroyables mais simplement la formule qu'il a créé depuis Ma vérité a, selon moi, commencé à s’essouffler avec cet album. Surtout après 92-2012 dont chaque morceau est incroyable, ce Dernier MC est en demi teinte à mon sens.

Et enfin, en septembre dernier, est sorti l'album prétexte à cette rétrospective Mouhammad Alix. La hype était fort présente étant donné les clips révélés avant la sortie dans les bacs, on pouvait s'attendre à un ensemble très vindicatif avec un Kery James au top de sa forme, prêt à dénoncer comme jamais. Force est de constater que la déception est présente. Les morceaux révélés en amont semblent être des exceptions alors qu'ils étaient montrés comme la ligne directrice de l'album. Il s'agit du 8ème album de l'artiste, après presque 25 ans de carrière et on sent encore la volonté de justifier sa légitimité à faire du rap avec des paroles tendant à faire comprendre qu'il se pense être dans la bonne voie. Cependant il se sent quand même obligé de dire «J'suis pas un héros», nous laissant face à un certain désarroi quant à la façon dont il veut être perçu. En plus de ça, un thème est absent de cet album alors qu'il était fondateur de son discours avec des morceaux comme "En Sang Ble" : l'unité entre les opprimé·es dans les banlieues. Nous avons certes "Vivre ou mourir ensemble" mais celui-ci a une portée trop universaliste pour fédérer des communautés oppressées entre elles. Ce qui en ressort c'est un album finalement très sombre ou Mouhammad Alix est plus un combattant fatigué et qui se bat par nécessité sans voir d'issue, ni pour lui ni pour les gens avec lui. Peut-être faut-il y voir un certain désespoir face à la situation politique actuelle qui n'est pas franchement réjouissante pour les racisé·es et les précaires. Du coup, après les bombes que sont "Racailles" et "Musique nègre", se retrouver face à un album pessimiste est très déstabilisant. Finalement, c'est peut être cet article qui résume le mieux ce que j'ai ressenti à l'écoute : « Toujours dans la réponse/réaction, dans la justification d’une présence/existence, je ne pense pas que ça produise le meilleur art.».

C'est ainsi que s'achève cette rétrospective de mon rappeur français préféré et sans aucun doute un des artistes majeurs des 20 dernières années. Je ne peux que vous encourager à vous pencher sur la discographie de cet homme qui a le mérite de n'avoir jamais trahi ses valeurs et continue toujours le combat (oui je pense à toi Renaud et je te juge). Je ne nie pas les critiques à son égard, vis-à-vis de son sexisme, de son homophobie, de son discours néo libéraliste ou encore de ses actes de violence mais j'ai choisi de les exclure de cet article afin de me concentrer sur pourquoi je l'écoute : sa vision de l'intérieur des banlieues françaises, sa critique sans concession de la politique et son choix de s'éloigner souvent du rap afin de prendre du recul sur son œuvre. En honneur à ce rappeur s'étant fait appeler Daddy Kery, Liksai, Kery James ou encore Mouhammad Alix, cultivez-vous.

Duno
Article corrigé par Koukarus

Duno

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