N’avez-vous jamais eu l’impression qu’une histoire est dix fois mieux racontée lorsque c’est fait par une personnage âgée ? C’est peut-être l’amour des heures passées auprès de mes grand-parents, les écoutant raconter leur jeunesse, la guerre, leurs histoires propres qui me font dire ça. Peut-être parce qu’ils n’ont plus l’énervement propre à nos âges, le sentiment constant qu’il faut aller toujours plus vite, être toujours plus en colère contre cette foutue vie, cette saloperie de gouvernement et ces intolérants de merde. Non, après 80 printemps, ils racontent avec calme, sérénité, et parfois non sans un brin de malice. Ces conteurs-là, je les adore.
Sébastien Lifshitz a l’air lui aussi de les aimer. Il faut dire que, pour un documentariste s’étant fait de la question de l’identité une spécialité, filmer des vieux raconter comment ils ont vécu le fait d’assumer la leur, ce doit être du pain béni. C’est l’invitation que nous tend Les Invisibles : écouter les histoires personnelles d’une dizaine de gays, lesbiennes et bi, né’es dans l’entre-deux-guerres. Alors que son prochain documentaire, Adolescentes, sort en salle prochainement, il est de bon ton de se pencher sur ce qui est sans doute son film le plus touchant, et important politiquement.
Date de sortie : 28 novembre 2012
Réalisateur : Sébastien Lifshitz
Genre : Documentaire
Nationalité : Français
Synopsis : Des hommes et des femmes, nés dans l’entre-deux-guerres. Ils n’ont aucun point commun sinon d’être homosexuels et d’avoir choisi de le vivre au grand jour, à une époque où la société les rejetait. Ils ont aimé, lutté, désiré, fait l’amour.
Aujourd’hui, ils racontent ce que fut cette vie insoumise, partagée entre la volonté de rester des gens comme les autres et l’obligation de s’inventer une liberté pour s’épanouir. Ils n’ont eu peur de rien.
TW/CW : Sexualité et nudité.
Le film est disponible en VOD sur CinéMutins : 4€ en location d'une semaine, 8€ à l'achat.
Les invisibles du documentaire, ce sont cet héritier d’une famille bourgeoise, ce couple de femmes qui ont fuit la capitale ensemble pour élever des chèvres, ce couple de Marseillais qui s’entraident pour enfiler leurs chaussettes, ou encore Thérèse Clerc, militante féministe qui avait installé un centre d’avortement clandestin dans son appartement et qui, en 2013, a ouvert un foyer autogéré pour femmes âgées. (C’est sûr que niveau droits des femmes, ça fait plus rêver que la soupe que nous sert Macron) Certain’es de ces invisibles en ont bavé, que ce soit au travail ou dans leurs familles. Dans une France au sortir de la guerre, où Mai 68 n’a pas encore éclaté, où il n’y a pas encore assez de mots existant pour intellectualiser ses émotions, et où l’homosexualité est encore classé comme maladie mentale, comment se permettre ne serait-ce que de vivre ? Et pourtant, il n’est pas question pour Sébastien Lifshitz de tomber dans le mélo-voyeurisme auquel nous ont habitué la plupart des documentaires du même genre ni même de se dire à la fin “ça fait réfléchir, qu’iels sont courageux’se !”. Il est question des difficultés auxquelles iels ont dû faire face, oui. Leurs témoignages sont souvent durs même. Mais ce qui nous est donné à voir, c’est avant tout des personnes âgées heureuses, comblées. Les Invisibles parle de la joie de vivre une vie épanouissante, sur les plans amoureux, sexuels, sociaux, etc. Et il faut les entendre raconter leurs premières fois, les voir parler de leurs désirs et de leurs ébats avec un petit sourire en coin ! En réalité, il est question d’un double tabou (toujours d’actualité) : la sexualité LGBT+, mais celle des personnes âgées. Si je vous proposais d’imaginer vos grand-parents baiser sans discontinuer, je pense ne pas trop m’avancer en posant l’hypothèse que beaucoup seraient quelque peu troublés. Encore aujourd’hui, dans nos cultures occidentales, les vieux sont asexualisés. Pourtant, alors que ces invisibles ont eu tant de difficultés à vivre leur sexualité comme iels l’entendaient, pourquoi s’en priveraient-iels aujourd’hui ?
Le réalisateur nous invite à ne pas détourner le regard face à ces témoignages : le cadre est sobre, mais parfaitement posé, s’agissant majoritairement de plans interview fixes afin que nous n’ayons qu’à nous asseoir face aux personnages pour écouter leurs récits. L’ensemble est agrémenté de quelques plans paysages, simples, mais surtout simplement beaux et apaisants. Ces plans, tournés en cinémascope, revêtent parfois une certaine profondeur onirique, comme ce montage rappelant qu’au-dessus des nuages, se trouve toujours le soleil. Une bonne partie du film prend pour cadre la campagne française : certains de nos protagonistes y vivent, avec les biquettes, et Sébastien Lifshitz semble vouloir insister sur le fait que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, la ruralité a parfois été plus accueillante que Paris. Elle n’est probablement pas plus progressiste, mais elle n’a pas oublié l’esprit de communauté.
Les Invisibles se trouve être également très pertinent lorsqu’il est question des luttes. C’est ce point qui fait passer le documentaire du statut de feel-good à important objet d’analyse militante.
Parmi la dizaine de protagonistes, certain’es ont lutté, manifesté, ou ont même été des militant’es acharné’es. Il est question du Front homosexuel, d’action révolutionnaire (Fhar), des Gouines Rouges, de Mai 68, bref, de ces moments formidables où il a été question de collectif, d’aller ensemble vers un avenir meilleur, mais surtout de radicalité. Iels ont participé à amorcer les luttes, avant d’être éclipsé’es par le drame du Sida. Tous’tes ont vécu une sorte de nouvelle naissance lorsqu’iels ont découvert l’existence de leurs camarades de lutte. Et tout comme il est passionnant et instructif d’écouter ses grands-parents parler de la guerre, il est immensément important d’écouter Thérèse Clerc parler de son activité clandestine d’avortements. Dans le militantisme, nous avons un peu souvent l’impression d’inventer l’eau chaude, oubliant que d’autres ont battu le pavé avant nous. Les témoignages de ces vieux et vieilles sont précieux. Non pas parce que c’était plus dur avant. Mais parce que ce sont des expériences politiques uniques et qu’aujourd’hui iels peuvent nous les raconter à tête reposée, en y mêlant une forme d’introspection. En cela, Les Invisibles est un film de Mémoire unique.
Dans le dernier tiers, il est question de ce que l’on laisse à la postérité, des murs qui se souviennent. Dans un passage bouleversant, une des protagonistes cite Milly ou La Terre Natale de Lamartine : “Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?” À nous de faire en sorte qu’à terme, il n’y ait pas que les murs pour se souvenir. Les Invisibles a permis de donner la parole à ces précieux témoins d’une époque, à nous de les écouter.
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