Deux bonnes nouvelles me sont parvenues aujourd'hui. La première par le journal. La guerre contre Kolechia est terminée, après six longues années de lutte. La seconde, arrivée par la poste, est une conséquence de la précédente. La frontière va être ré-ouverte et j'ai été choisi par la loterie du travail pour occuper un poste d'agent de l'immigration.
C'est une bonne situation que beaucoup de personnes envient et vu que je suis dorénavant un fonctionnaire ça signifie que j'ai droit aux privilèges qui vont avec mon rang. L’État nous fournit, à moi et aux membres de ma famille, un appartement de fonction. Certes il nous faudra payer le déménagement mais c'est dérisoire comparé à ce que nous économiserons. Le loyer n'est que de vingt crédits, payable tous les jours. Comme ça on ne se laissera pas surprendre en fin de mois en devant tout payer en une fois. Le chauffage, de dix crédits par jour, est compté à part. Ainsi nous pourrons le couper lorsqu'il ne sera plus nécessaire. L'hiver vient à peine de commencer mais à partir du mois de Mars nous n'aurons plus à supporter, comme avant, la vieille du troisième qui tient à garder le chauffage central allumé parce qu'elle a froid aux pieds lorsqu'elle dort. Bon d'accord, c'est vrai que cet appartement est plus petit que l'ancien. De plus il compte une pièce en moins, mon oncle et ma belle-mère devront donc partager une chambre. Mais au moins ils pourront se tenir compagnie lorsque mon épouse et moi seront au travail et notre fils à l'école. La nourriture elle aussi est plus chère mais que voulez-vous. Elle provient directement du cultivateur et a l'avantage d'être plus saine et d'avoir meilleur goût que celle qu'on peut trouver dans le centre des villes. Si j'ai bien calculé nous devrions nous en sortir pour cinq crédits par jour et par tête. La qualité a un prix.
Concernant mon nouveau travail, il n'y a rien de plus simple. Je suis assis toute la journée de six heure du matin à six heure du soir au bureau du poste frontière et je contrôle les passeports des immigrés. Un tampon vert pour ceux qui entrent et un rouge pour ceux qui n'iront pas plus loin. Bêtement. Je gagne cinq crédits par cas traité. Pour l'instant je n'arrive à un rendement que de sept ou huit personnes par jour. Ça couvre à peine nos frais journaliers mais fort heureusement il nous reste quelques économies des meubles qui ne rentraient pas dans notre nouvelle habitation et que nous avions du vendre. Je m'améliorerai à l'avenir. De plus les journées sont longues et il y a constamment une cinquantaine de personnes qui font la queue, je ne manquerai donc pas de travail.
Un attentat a eu lieu aujourd'hui, un homme a escaladé la clôture et s'est mis à tirer sur les gardes. Il a vite été neutralisé sans avoir eu le temps de faire de victimes mais du coup le poste frontière a été fermé et notre journée s'est arrêtée là. Il était à peine quinze heure et je ne venais de traiter que mon neuvième cas. Ce n'est pas suffisant, nos économies ont pratiquement fondu et en plus de ça mon fils est malade. À posteriori, avoir coupé le chauffage il y a quelques jours n'était pas une bonne idée mais sans ça nous n'aurions pas pu manger. Je pense que ce soir nous ferrons l'inverse, nous nous chaufferons mais ne mangerons pas. Je n'ai vraiment pas envie d'avoir de dette auprès de notre propriétaire. La famille qui vivaient au rez-de-chaussé n'a pas réussi à payer son loyer. Le père était venu me voir la veille pour m'emprunter quelques crédits mais je n'en avait plus pour lui. Le lendemain ils avaient tous disparu. On nous a expliqué qu'ils avaient déménagé dans un appartement moins cher mais des rumeurs disent qu'ils ont tous été envoyés aux travaux forcés. Je ne sais pas laquelle des options est vraie et je ne veux pas le découvrir.
Si je me fie aux journaux, l'attentat est du à des nationalistes kolechians qui n'ont pas supporté notre victoire sur eux. Dans un premier temps on m'a demandé d'interdire l'entrée à notre pays à tous les Kolechians mais l'opinion publique s'est plainte donc maintenant je dois leur faire subir à tous une fouille au corps. Au début, la vue de leur nudité me gênait mais il est vrai qu'en cherchant des traces de contrebande on a fini par en trouver. Pas toujours des armes, quelques fois de la drogue mais les preuves sont là. Il est donc normal qu'on fouille ces gens et que les coupables soient envoyés en détention. En plus de ça, un de mes collègues, un soldat dont j'ai oublié le nom est venu me voir. À chaque fois que quelqu'un est arrêté il perçoit une prime. Il a donc proposé de m'en reverser une partie pour chaque personne que j’enverrais en détention. Ça réglerait une partie de nos problèmes d'argent, d'autant plus que notre fils est encore tombé malade. J'ai trouvé de la moisissure sur le bas des murs de sa chambre. Ceci pourrait expliquer cela.
Aujourd'hui a été la journée des visites impromptues. Pour commencer, ce soldat, Calensk, est revenu me voir avec une liasse de quinze crédits. Ma part des arrestations. Si je compte bien, j'ai envoyé huit personnes en isolement, il manque donc cinq crédits à ce qu'il me doit. Il m'a promis qu'il m’apporterais le reste avec le prochain versement. Ensuite une femme est passé au guichet. C'était une danseuse qui a réussit à décrocher un contrat dans un bar de la capital. Elle était en pleurs, elle m'a expliqué qu'elle allait être prostituée et que l'homme qui la suivait était son proxénète. J'ai accepté de lui refuser l'entrée. J'ai trouvé un prétexte, un mauvais tampon sur l'un des si nombreux documents que les travailleurs doivent fournir pour entrer sur notre territoire. Il est reparti, seul, de là où il venait tandis qu'elle a pu entrer libre en Arstotzka. Je pense que pour une fois, j'arriverai à m'endormir en ayant l'impression d'avoir pu aider quelqu'un.
Me serais-je trompé ? Ce matin, le journal annonçait qu'une femme, une danseuse, retrouvée morte dans une ruelle. Ce sont les seuls informations qui étaient disponibles, la une étant occupée par l'épidémie de polio en Fédération Unie ainsi que par les attaques terroristes qui se sont multipliés aux frontières ces derniers temps. Il est à prévoir qu'il y aura des répercussions. Effectivement, tous les ressortissants de la Fédération Unie ont maintenant interdiction de pénétrer sur notre territoire. De plus, je dois confisquer tous les passeports des Arstotzkiens qui habitent le secteur d'Altan. Les dernières informations parues dans les journaux laissent à penser que les terroristes seraient originaires de ce district.
Ils me supplient tous, ceux à qui il manque un document, ceux dont les papiers sont visiblement faux. Que puis-je y faire. Je ne suis moi-même qu'un employé. Je dois obéir aux règles et pourvoir aux besoins de ma famille. S'ils deviennent violents c'est normal qu'ils soient envoyés en isolement. Je dois aussi penser à ma sécurité. Je suis aussi perdu qu'eux parmi tous ces document qu'il faut fournir. D'autant plus que demain, je vais subir un contrôle de l'inspecteur.
Gloire à Arstotzka