[Musique] Au Pays d’Alice

Aussi étonnant que cela puisse paraître au premier abord, j’adore le rap français de tout mon cœur. Je trouve que ce style musical est celui qui, en France, est le plus à même à nous surprendre et nous faire nous émerveiller encore aujourd’hui. Ainsi l’année passée me fit particulièrement plaisir avec la sortie, entre autres, de NGRTD de Youssoupha, Dieu est grand de Sam’s ou encore Comment c’est loin des Casseurs Flowteurs (dont j’ai loupé le film à mon grand regret). Mais j’aimerais revenir aujourd’hui sur un album, sorti fin 2014, qui pour moi supplante largement les productions citées au-dessus. Cet album a réuni deux artistes très importants du monde du Hip Hop, à savoir le trompettiste Ibrahim Maalouf et le rappeur Oxmo Puccino. Cet album, vous vous en doutez, s’intitule Au Pays d’Alice.

Le festival d’Île-de-France, d’après son site officiel, organise depuis 40 ans « une trentaine de concerts, dont une majorité de créations, articulées autour d’une thématique chaque année renouvelée. ». Ce dernier propose également des « résidences de création avec amateurs, visites, rencontres, conférences, ateliers, masterclasses et interventions en milieu scolaire. ». En 2011, Ibrahim Maalouf a été approché par celui-ci pour proposer une œuvre autour du thème de l’époque : "D’un monde à l’autre". C’est avec ce thème en tête que le compositeur de renom a eu pour idée de travailler autour de l’œuvre de Lewis Caroll, Alice au pays des Merveilles. L’idée était de faire une chanson pour chacun des douze chapitres que comporte l’œuvre originale et de faire enregistrer la musique par la Philharmonie de Paris, excusez du peu !

Pour l’accompagner dans cette tâche, Maalouf souhaitait un auteur qui pourrait saisir les thèmes du roman de Caroll tout en les modernisant pour les auditeurs·trices d’aujourd’hui. Effectivement pour une tâche aussi ardue, Oxmo Puccino était tout indiqué. L'artiste reconnu unanimement par les rappeurs, les fans de raps et les médias a accepté la proposition et s’est donc occupé de tous les textes de l’album. Après cette longue mais nécessaire introduction penchons-nous sur le contenu proprement dit de l’album !

Une dernière précision avant de commencer, cette œuvre fait des références plus ou moins explicites à l’alcool, la drogue, les troubles de l’alimentation et le sexe donc si ces sujets vous mettent mal à l’aise, je vous conseille d’arrêter votre lecture ici.

Maalouf en train d'être classe

Commençons par la musique d’Ibrahim Maalouf. Rappelons que cet artiste s’est d’abord fait connaitre comme trompettiste dans des formations de Jazz ou de musiques orientales comme dans son premier album Diaspora. On pouvait donc légitimement s’attendre à une forte présence de ces influences dans l’album mais force est de constater que Maalouf a choisi de nous prendre à revers en démarrant le disque par un titre purement orchestral avec une très forte présence des chœurs. Ce premier titre nous place ainsi dans l’ambiance fantastique et mystérieuse de l’œuvre avec une guitare répétant inlassablement les deux mêmes notes, à la manière du tic-tac d’une montre. Bien évidemment cette évocation n’est pas anodine puisque l’un des personnages principaux de l’œuvre a pour caractéristique de toujours regarder sa montre et d’être en retard.  On enchaîne avec un second titre ayant une instrumentation similaire au premier morceau comme pour nous conforter dans le fait que nous écoutons un opéra moderne et non un « simple » album de rap. Cependant, dès le troisième morceau, l'album nous surprend en prenant cette esthétique à revers en intégrant une basse, une batterie et une guitare électrique aux instruments précédents. Ainsi le compositeur nous exprime clairement que ses influences sont multiples et que toutes seront belles et bien présentes, tout en oubliant pas de nous démontrer sa virtuosité lors de soli de trompette ! 

Il est intéressant ici de faire une comparaison avec une autre adaptation musicale de l'histoire d'Alice, à savoir le travail de Danny Elfman sur le film de Tim Burton. En effet lorsque l'on en écoute le thème principal, il apparaît que le choix de la musique orchestrale s'était également imposé à lui. On peut également souligner la forte présence des chœurs répétant le nom de l'héroïne, tout comme dans l’œuvre que je vous présente aujourd'hui, afin de souligner, lui aussi le côté fantastique et merveilleux des aventures. Cependant la comparaison s'arrête ici car dans l’œuvre d'Elfman on observe une place très importante donnée aux cuivres et aux percussions. Cette décision laisse transparaître l'envie du compositeur de nous donner une œuvre s'approchant du domaine de l'épique et finalement nous livrant une Alice plus guerrière et déterminée que celle d'Au Pays d'Alice qui est plus dans la contemplation et la passivité vis à vis de ce monde merveilleux.

Comme nous l'avons vu plus haut, Maalouf cherche vraiment dans cet album à ne jamais se reposer sur ses acquis et à toujours surprendre l'auditeur·trice par ses compositions. Cette volonté et cette recherche de l’imprévu témoignent d’une maîtrise très poussée du langage musical savant. En effet en musique savante (le nom plus officiel de ce que l’on appelle communément la musique « classique ») le plaisir d’écoute est produit par la rupture dans ce que l’auditeur prévoit d’entendre afin d’augmenter la tension et donc la puissance des émotions ressenties. Un exemple vous est donné ici avec le principe de cadence rompue :

https://youtu.be/Yot1zZAUOZ4?t=22m46s

(Je vous avouerai que j’ai souhaité montrer cet extrait précis afin de vous recommander la conférence complète qui est passionnante ! Je suis fourbe, je sais.)

Cela dit il est intéressant de noter ce principe de rupture car c’est également sur cette idée que repose toute la prose d’Oxmo Puccino dans ce récit. Ceci est montré dès le premier morceau qu’il interprète avec la phrase : « Sa gourmandise était un vilain déformant ». Bien évidemment il joue sur l’attente de l’auditeur·trice qui s’attend à l’expression « Sa gourmandise était un vilain défaut » mais la façon qu’a Oxmo de prononcer « Vilain » peut aussi laisser entendre « Miroir ». Ainsi Oxmo laisse croire que l’addiction d’Alice à l’alcool et à la nourriture l’empêche de se voir telle qu’elle est et lui procure une sensation falsifiée de confiance en elle. Cette confiance l’amènera même à coucher avec le lapin plus loin dans la chanson, cette relation amour/haine étant le fil rouge de cette ré-interprétation de l’histoire.

Vous pouvez croire que j’intellectualise beaucoup trop sur une simple phrase mais croyez-moi, ceci n’est pas le seul exemple. Par exemple dans Les conseils d’une chenille on peut s’arrêter sur les vers « Sur deux feuilles, elle roule à mille pattes » et « La chenille est enfermée dans sa chanvre » qui témoigne aussi de cette volonté de jouer sur les doubles sens ainsi que sur les attentes liées aux expressions courantes. Ces doubles sens participent finalement au côté absurde et fantastique de l’œuvre. Il est par ailleurs intéressant de noter que le mot « absurde » provient du latin « absurdus » signifiant « dissonant », or ce sont justement des dissonances que créent ces jeux de mots !

En plus de ça on peut vraiment voir se dégager de cet album une réflexion sur le langage et la place des mots, particulièrement vers la fin avec les morceaux La partie de croquet et Simili tortue.

Attention spoiler SélectionnerRévéler

Vous l’aurez compris, cet album a été un coup de cœur immédiat pour moi. Il se classe parmi mes albums préférés sans hésiter. Un concept album ambitieux proposant une revisite moderne d’un conte dont les qualités ne sont plus à démontrer avec deux artistes d’un immense talent à la conception, une véritable perle !  Je vous invite à acheter l’album et à profiter de la version live enregistrée par Culture Box :

https://www.youtube.com/watch?v=oBIC8LV5tZo

N’hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé dans les commentaires, soyez curieux·ses et cultivez-vous !

Duno

Duno

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